Fut un temps pas si lointain où nous élisions nos représentants en fonction d’habitudes familiales, de bord politique clivés mais aidant à faire un choix complexe sans rentrer dans le détail, où les articles de presse étaient longuement détaillés, afin que le lecteur puisse comprendre l’investigation effectuée par le journaliste et se faire son opinion sans que le biais journalistique soit trop fort. Où les journaux étant eux même clivés par les mêmes bords politiques, on acceptait les biais qui se présentaient. Fut un temps où l’on acceptait de ne pas comprendre un problème complexe dans le détail et où l’on faisait confiance à ceux qui nous disaient qu’ils allaient le régler même si nous ne comprenions pas le détail de comment ils allaient procéder.
Bien sûr ce temps là souffrait de mensonges non avoués que l’histoire révélera, de scandales d’État (au vrai sens du terme …), d’arbitrages politiques incompréhensibles, d’entreprises qui usaient de leur influence pour leur intérêt, de journalistes qui biaisaient volontairement leur vision des faits, d’un conscience écologique quasiment inexistante … bref ce n’était pas parfait, loin de là, mais la population s’en accommodait, puisque ce système leur avait permis d’améliorer grandement leur niveau de vie, de conserver une place très importante pour la nation dans le monde et elle avait l’impression (pas totalement fausse) de pouvoir influer sur les décisions futures.
Ce temps-là est révolu.
Ce que certains appellent la 4ème révolution industrielle à rebattu la donne d’une manière dont, ni les politiques, ni les médias n’avaient anticipé la disruption. Axée sur une connectivité accrue, un besoin d’instantanéité et la possibilité pour chacun de faire entendre sa voix – moyen technique : le smartphone ; moyen software : les réseaux sociaux – sans crainte d’un jugement « physique » (je le précise car instinctivement, un individu dans un groupe ne se lève pas pour dire ce qu’il pense, ayant peur d’être jugé par l’autre, de ne pas faire partie du mainstream, du groupe), cette révolution a donné une place prépondérante au client final pour toute industrie. Y compris dans l’industrie des médias qui ont mis un certain temps à s’en rendre compte, exception faite de certains journalistes qui ont bien compris ce qu’il se passaient et ont modifié leur ligne éditoriale afin de faire plus de buzz, des analyses à charge où une seule partie prenante est prise au sérieux, … bref ce que j’appelle du mauvais journalisme, dont le but est d’attirer un maximum de lecteurs avec une vision choquante, peu étayée et surtout simpliste du réel. Nous sommes passés d’un système d’information visant à informer au mieux à l’appui des connaissances disponibles, à un système mettant en avant les idées les plus simples possibles, afin de réaliser un maximum d’audience. Cette évolution fut guidé par le développement de l’internet et avec le concours complaisant des médias défendant leur fonds de commerce.
A l’extrême, les conséquences de la possibilité pour tous de s’exprimer à tout moment, mais pas forcément sur des faits fondés (plutôt sur des opinions, des avis ou des convictions profondes) et de se regrouper avec des personnes par-delà notre ville/pays partageant ces mêmes idées créé un entre-soi qui justifie en lui-même nos idées. Et plus les idées échangées sont incompatibles avec la vision partagée par la majorité du « monde » (j’entends ici les théories scientifiques, les médias sérieux vérifiant leurs sources et pondérant leur avis, …), plus cela donne l’impression aux individus d’être dans le vrai puisque la majorité du monde se moquant d’eux, ils trouvent une raison d’être dans cette contre-vérité partagée par d’autres, allant à l’encontre des fameuses élites composant les corps scientifiques, médiatiques et politiques, en somme, du reste du monde. Je pense ici aux théories du complot, notamment les plus absurdes comme celle de la terre plate, qui remettent en cause les fondements même de la science. Comme si l’histoire de l’humanité n’avait servi à rien !
Mais qu’est-ce qu’a apporté de nouveau cette révolution – en quoi le monde d’aujourd’hui est différent d’hier ?
Je dirais que fondamentalement, il n’est pas différent d’hier. Les théories du complot ont toujours existé (du moins depuis les découvertes scientifiques ayant prouvé le caractère sphérique de la Terre). Mais avant les révolutions apportées par l’internet (mobile de surcroit), les tenants de ces théories avaient beaucoup de mal à transmettre leurs idées pour deux raisons : les idées étaient souvent transmises et débattues en cercle restreint (famille, amis) où des idées opposées plus construites cassait l’argumentaire de ces idées simples – ce faisant décrédibilisait l’individu porteur de ces croyances. De plus aucun média ne souhaitait véhiculer ces idées. Donc elles restaient obligatoirement cotonnées à une minorité d’individus, non pas du fait que très peu de gens auraient été susceptibles d’y croire, mais plutôt qu’il était difficile de les entendre et que peu de gens osaient y donner du crédit de peur d’être jugés (à raison) par des personnes détenant l’information – ou à minima relayant le message des « savants » ou « élites ». Ces idées étaient aussi souvent abordées dans le bar du quartier et ne passaient pas forcément la nuit de digestion des alcools ingurgités.
L’effet de groupe, l’obligation sociale, bridait la liberté d’expression en quelque sorte. Enfin c’est une façon de voir. Une façon de voir que personne n’aurait osé aborder ni même penser à l’aube de l’Internet. En effet, ça aurait été donner beaucoup de crédit à des idées qui n’en méritaient pas, et qualifier de « liberté d’expression » la désinformation aurait également été un affront pour le travail de journaliste. Surtout, cela aurait été considéré comme une dévalorisation des populations, considérées comme trop stupides pour sélectionner le bon grain de l’ivraie, l’information étayée/utile d’un côté et idée simple/trompeuse de l’autre. C’est assez cocasse d’observer cela à peine 20 ans après, à l’heure où les tenants des idées, théories les plus dénuées de fondement invoquent la liberté d’expression pour continuer à gagner en influence avec leurs idées et surtout pour justifier la nécessité de leur existence.
L’autre façon d’observer cela est que mis face à une grande quantité d’informations, l’individu n’a pas toujours les moyens de trier. Et que lorsque l’on met sur un pied d’égalité (voir même de supériorité) des articles, idées, thèses qui n’ont pas ou peu de fondement avec le travail d’un journaliste sérieux (par définition plus complexe, long et nuancé), le choix qui va être fait est souvent relatif à l’affect, à ce qui va être facilement compréhensible (et rapidement lu) et aux croyances. Le meilleur exemple est de voir comment les citoyens des pays démocratiques (les autres n’ont pas ou peu de presse libre donc pas vraiment représentatifs) ont fait évoluer leurs sources d’information depuis 20 ans. Que Facebook soit la source unique d’information pour plus de 50% des Français en 2018 est inquiétant. Que plus de la moitié des Américains croient à plusieurs théories du complot est le stade suivant … la négation du réel, de l’histoire de l’humanité pour rendre son quotidien plus « acceptable ».
Aurait-on pu anticiper une telle révolution de l’information et comment s’y adapter ?
Pour ce qui est de l’aspect technique (Internet), nos « démocraties libérales » de sont pas là pour brider les évolutions, surtout quand les populations les soutiennent. Pour l’aspect « réaction des individus », il semble évident nous avions surestimé la capacité d’une bonne partie des populations à sélectionner une information de qualité et que nous nous sommes en quelques sortes complaît dans l’élitisme de nos systèmes éducatifs sans se poser la question de ce qu’internet apportait comme changement. Ce n’est pas faisant entrer un maximum d’informations dans la tête d’un élève qu’on lui apprend à apprendre. Ce qui manque aujourd’hui, c’est l’esprit critique. Pas l’esprit critique tourné vers tous ce qui viens vers nous, mais à l’inverse vers tout ce qui vient de nous ! La base du raisonnement scientifique, la remise en cause systématique de nos thèses. La volonté de tenir à jour nos connaissances, la curiosité de les développer en acceptant de les confronter sont également primordiales.
Pour ce qui est des « démocraties illibérales », le problème est presque réglé de fait étant donné le contrôle (filtrage à l’entrée) des contenus considérés comme subversifs, et le fort impact des médias traditionnels portés par un organe d’État puissant (propagande ou assimilée). Les avis opposés n’ont que rarement droit à la parole et la confiance dans un pouvoir politique puissant et immuable suffit pour beaucoup à ne pas aller chercher plus loin. Par contre ces pays ayant une vision de la géopolitique à plus grande échelle que les dirigeants de nos pays restant 5 ou 10 ans maximum, ils visent plus la « grandeur » de leur pays que le bien-être de la population. Et ont tendance, en conséquence, à très bien utiliser la liberté que nos démocraties permettent à l’heure de l’Internet pour véhiculer une stratégie de communication qui, dans le meilleur des cas, à pour objectif une meilleure acceptation/image du pays émetteur des informations, et au pire des cas un but d’ingérence dans la politique internationale voire de pousser à l’insurrection. Il n’y a qu’à voir les agences de presse Russes destinées uniquement à l’international (mais pourquoi donc dépenser de l’argent des contribuables Russes pour diffuser des informations aux autres pays ?? de l’altruisme peut-être ?!).
Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il y a urgence à agir, car modifier la façon d’apprendre prendra à minima une génération. Ce que les sciences économiques et sociales nous ont appris, ces dernières décennies, c’est comment le mental modifie notre interprétation des faits objectifs. Ce sont les biais cognitifs. Et dans ces biais, il y en a un bien connu qui est le paradoxe de la connaissance, et qui s’explicite par le fait que plus on en sait sur un sujet, plus on se rend compte de ce qu’on ne sait pas et donc plus on est tempéré sur les opinions et idées émises. En gros, les problèmes complexes tels que ceux abordés en politique, ne peuvent jamais être considérés simplement et plus on connait sur ces sujets, moins il est aisé de donner une orientation claire. A l’inverse, moins on en sait, plus on peut avancer des thèses faisant appel au sens commun rapidement et simplement, et plus ces thèses ont du succès. Pourtant, celui qui sait mais à du mal à convaincre, sera le mieux à même de gérer les problèmes qu’il connait… Ce biais cognitif fait écho à d’autres biais tels que la croyance en un monde juste par exemple, qui explique une bonne partie du « sens commun » évoqué plus haut. En fait, nos croyances visent à donner du sens à un monde ouvert et par définition très complexe à appréhender, à nous permettre de nous y retrouver quand rien ne semble avoir de sens. Nous avons besoin d’être rassurés. Pourtant, il faut accepter et embrasser ce chaos, cette complexité, car la nature est ainsi faite (et nous avec). De ce manque apparent de sens peut émerger une volonté de comprendre, une curiosité menant à une soif de connaissances, car ce qui est chaotique et qui peut désorienter en apparence, est en fait une source inépuisable de liberté. Mais il faut pour cela accepter de remettre en cause ses croyances. La quête de connaissances et de compréhension peut devenir un leitmotiv extrêmement motivant pour explorer la vie … et se trouver soi-même au passage ?
François GALVIN.
monconseilfinancier.com